Les mensonges du songe éveillé

Publié le par S R

Les mensonges du songe éveillé.

Mensonges auxquels on croit, on prend part, qu’on porte et qu’on colporte, auxquels on prend goût l’air de ne pas y goûter, le pain quotidien dont nous sommes boulanger et parasite de la farine.

Nous fabriquons continuellement un songe que nous nous évertuons à nous figurer comme la réalité tout en sachant pertinemment qu’il n’en est rien. C’est le premier mensonge que nous nous faisons à nous-mêmes. Ce mensonge est problématique car il porte en lui une dichotomie à laquelle nous ne saurions échapper. Et pourtant cette dichotomie nous divise, elle nous scinde, elle est la coupure de la réalité, intrinsèque à notre constitution. Nous sommes indivis, externe à l’autre, et l’autre ne nous parvient qu’à travers nous, qui ne sommes autre. Cette perception est donc biaisée, et nous le sentons, parfois, même, nous le savons.

Nous ne pouvons y échapper car nous ne pouvons modifier nos limites physiques, l’étroitesse de bande de nos capteurs, leur nombre limité. La misère qu’ils cachent en donnant à ressentir, c’est qu’ils ne sont capables de nous renseigner que sur quelques sujets dans un monde composé d’un nombre considérable de perceptibles. Et nous le savons, et nous choisissons, en le sachant, soit de l’ignorer, et de nous fondre alors dans ce mensonge en lui donnant un corps de plus, soit de le prendre en compte, nous refusant alors l’accès à cette douce certitude qu’au delà de notre pensée un monde existe, et que ce monde, d’une manière qui nous paraît vraie, nous le connaissons. Cette deuxième voie nous refuse l’idée rassurante que nous percevons notre environnement tel qu’il est, bien que de manière limitée, car ce qui est ne nous est pas donné à ressentir par l’interface de nos sens. Et de ce fait, nous ne pouvons dire ce qui est. Ce qui entraîne que le monde se refuse, dans sa plus grande partie, à se faire connaître à nous, et que toute notre intuition se fonde sur une gaucherie faite ordinaire. Chaque pensée que nous formons s’appuie sur notre représentation du monde, qui elle même est inondée de nos sens. Nous nous représentons difficilement le monde autrement qu’en comparaisons sensorielles. Et toutes ces représentations sont handicapées par construction, entachant notre représentation du monde, que nous savons alors si limitée qu’elle n’en peut qu’être fausse. Et fonder quoi que ce fut, un jugement, une construction logique, des hypothèses, sur quelque chose qu’on sait faux rend cette fondation incertaine. L’incertitude devient alors la fondation de notre pensée qui ne peut que partir, et repartir, à la dérive, dans un océan d’imaginaires dont on ne sait s’ils sont, finalement, possibles ou pas, et certainement pas s’ils sont, tout court.

Et d’autres mensonges viennent nous tenir en haleine, j’en cite quelques uns, pour l’amusement.

Le temps. Définir le temps est une gageure. Est-ce une donnée, un principe, quelque chose qui existe en soi et dont on perçoit l’écoulement de la même manière qu’on perçoit une étendue d’espace ? Ou bien est-ce un produit, le résultat d’un processus autre, ne dépendant pas du temps, l’ignorant, tout en le créant. Par exemple la capacité qu’a l’énergie à se déployer dans l’espace, à former, même, peut-être, l’espace, et cette énergie et cet espace, qu’on imagine liés, par exemple, dans leur changement produisent un perceptible. Et c’est le changement de ce perceptible qui va faire figure de temps. On va alors prendre le problème à l’envers en invoquant le perçu comme guide, comme rail du changement contraignant la matière et l’espace à changer. Du fait de notre nature sensorielle, nous sommes condamnés à nous figurer le monde au travers du prisme temporel, alors que le temps n’existe peut-être pas.

L’avenir, le passé. Sans même avoir besoin de discuter du temps, la notion d’avenir est un mensonge. L’avenir est un concept, au même titre que le passé. Seul existe le présent. Nous confondons le passé avec l’expérience que nous avons, à un instant présent, cumulée dans d’autres instants présents. Cette expérience est ensuite portée, de présent en présent, et forme, comme un jeu de mots, le présent que nous nous offrons à chaque instant. Cette expérience a diverses figures. Elle peut être notre forme même, celle d’individus d’une espèce qui se sera formée, au fil des présents successifs, et qui se sera condensée dans un code transmissible au delà de l’extinction de chaque individu. Elle peut être nos heurts, nos déformations, dont les perceptions vont s’inscrire dans notre chair, dans notre cerveau, pour y devenir consultables, à chaque instant, l’une sous forme de blessure visible, l’autre sous forme d’un enregistrement des perceptions ressenties lors de la blessure, le tout formant un enregistrement, peut-être imparfait, mais sollicitable et rejouable. L’avenir, lui, n’est guère plus que la projection d’un passé à l’envers. L’avenir est l’idée d’un présent que ne serait pas encore, et dont nous vivrions un présent du passé. Nous sommes alors en train de constituer l’expérience de cet instant à venir. Ce qui fait de nous des être extraordinaires dans la mesure où, tels des magiciens, nous formons et déformons l’expérience d’un autre à advenir. Mais cela n’est que supercherie, puisque le présent dont il est question n’existe pas. Seule existe la certitude, l’intime conviction, qu’un prochain instant va se produire, et qu’il aura son successeur. Par une conviction, un intime intuition, et par l’expérience répétée de la succession d’instants, nous nous figurons que le phénomène est tangible parce qu’inscrit dans la réalité. Et de la réalité qui n’a éventuellement pas de temps, nous nous figurons qu’elle a non seulement un temps, mais en plus un temps à venir. Nous fabriquons des lois scientifiques pour le prédire et nous arrivons à construire l’illusion, dans le présent, que l’avenir peut être décrit. Nous arrivons même à y croire, au moins en partie, et ce en masse, par exemple via les prévisions météorologiques, qui, bien qu’aléatoires, sont consultées et impactent l’instant présent au titre d’un avenir qui n’existe pas. De la même façon, nous anticipons, nous prétextons l’existence d’un avenir pour y déposer les conséquences de nos actes du présent. Nous allons même plus loin en imaginant les actes dans le présent, en construisant un idée de ces actes, une idée de leurs conséquences à venir, et nous l’intégrons dans notre expérience, en omettant de les oublier suffisamment longtemps pour pouvoir comparer ces conséquences projetées, et décider de celle qui, en comparaison des expériences retenues jusqu’alors, parce que vécues dans un présent parti, nous paraît la plus raisonnable, la plus intéressante, la moins ceci ou cela, jusqu’à pratiquer ce sport en continu, et à en former une idée du monde qui serait un présent en transition permanente entre passé et avenir. Pourtant, seul existe le présent.

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