Qu'est-ce que le bonheur ?

Publié le par S R

Question un peu banale, il est vrai.

Cette question, et l'idée d'y chercher une réponse, m'est venue à la suite du visionnage d'un reportage mettant en scène une tribu animiste vivant dans la jungle philippine. Tribu intéressante dans la mesure où elle était à la fois reliée à des valeurs propres, un mode de vie construit par eux, mais aussi, en même temps et en connaissance, reliée à notre civilisation, très différente, attirante par certains côtés, mais pas nécessairement devenue inéluctable pour eux.

Un autre point m'a frappé durant le reportage traitant de chamanisme, de toutes sortes de choses, toutes essentielles, c'est un détail concernant les rapports sexuels. Les parents (c'était le cas ici), lorsqu'ils souhaitent avoir une relation sexuelle, sortent du lieu de résidence et vont "donner à manger aux poulets" dans la "maison aux poulets". C'est le discours adressé à la progéniture. Ce point est intéressant car il donne un éclairage sur la notion de pudeur, de tabou sexuel, dans une société qui n'a pas été visitée par le christianisme. Sauf qu'elle l'a été, mais qu'elle ne l'est plus, et du coup la question se pose de la contamination idéologique et morale.

Pour revenir au premier point, je donnerai une définition du bonheur ainsi : le bonheur est la capacité à pouvoir ressentir du plaisir de manière essentiellement continue.

Cela demande de définir "capacité à pouvoir ressentir", "plaisir" et "essentiellement continue".

Je commence par le plus simple : capacité à pouvoir ressentir. Il s'agit là d'une capacité, on l'a ou on ne l'a pas. Si on l'a on peut choisir de l'exercer si elle ne s'exerce pas d'elle même. Par exemple, j'ai la capacité de pouvoir respirer. Cette capacité s'exerce d'elle-même. Je peux choisir de la contrarier en empêchant son exercice. Toutefois, je n'irai pas loin car mon corps se rebellera et m'obligera à respirer assez rapidement. S'il en est empêché, je mourrai probablement, et assez rapidement. De manière analogue, la capacité à pouvoir ressentir pourrait être brimée en, par exemple, se lobotomisant, physiquement ou chimiquement. Reste à définir ressentir. J'entends par là le fait d'éprouver une sensation intérieure, d'être connecté à une chose et d'intégrer de manière non intellectuelle son existence.

L'objet, ici, de cette capacité, est le plaisir. Le plaisir est une forme de récompense physiologique. C'est un état qui est éprouvé de manière fréquente par la plupart des individus. Pour prendre des exemples, on pourra citer le plaisir sexuel, évoqué ci-dessus, mais aussi bien d'autres comme le plaisir de pouvoir s'asseoir après un effort physique par exemple, le plaisir d'une bonne lecture, le plaisir anticipé de la rencontre avec des amis, le plaisir de la dégustation d'un plat, le plaisir de faire un effort physique, le plaisir de réussir une épreuve, etc.

Le point commun de toutes ces formes de plaisir est de ne pas pouvoir être permanente. L'idée d'un plaisir permanent est tentante, mais difficile à concevoir. Pour chacun des exemples ci-dessus, on peut fabriquer la situation qui mènera à l'extinction du plaisir provoqué par chacune des activités. Par exemple le sport entraîne la notion d'effort physique. Prenons l'exemple de la natation. Cette activité peut être appréciée pour elle-même, du fait de sensations ou d'autres choses, par le nageur. Le nageur va débuter son activité, et puis, peu à peu, consommer de l'énergie. Il va secréter des hormones qui vont combattre la difficulté à réaliser un effort physique sur la durée, et qui vont générer un plaisir assez durable, pour qu'il puisse continuer son activité pendant un temps. Ensuite l'effet de ces hormones va s'atténuer, et c'est la fatigue et l'épuisement de ses ressources qui vont être les sensations qui vont prendre le dessus. Il ne sera, de ce fait, pas possible au nageur de poursuivre son effort sans limite de temps, même s'il le souhaite. On peut imaginer fournir au corps des éléments pour contrer à la fois fatigue et épuisement de ressources. Ainsi on imagine artificiellement prolonger la plage temporelle durant laquelle le plaisir peut être éprouvé. Mais, au bout d'un moment, il faudra faire face à la baisse de résistance du corps qui devra réaliser des mouvements répétés de manière incessante, et à l'absence de sommeil pour lequel il n'existe pas à ce jour de substitut. Le plaisir provoqué par l'activité va donc s'éteindre, plus ou moins rapidement en fonction de la situation et des compléments artificiels consommés.

Prenons pour deuxième exemple le plaisir sexuel. Il n'existe pas, à ma connaissance, d'individu ressentant l'extase de l'orgasme de manière continue. Il n'existe pas, à ma connaissance, de moyen artificiel de générer et de maintenir de manière continue cette sensation. Toutefois imaginons qu'un telle situation devienne possible, et qu'un individu soit maintenu en état d'orgasme de manière continue. Il sera alors difficile d'imaginer que cette sensation, devenue permanente, puisse être considérée comme autre chose que la normale. Une situation qui est normale sur un régime permanent devient invisible comme un bruit de fond stable habituellement filtré par notre cerveau. Nous n'avons ainsi pas tout le temps conscience de respirer. Nous le faisons sans le vouloir et sans y penser. En revanche, s'abstenir de le faire provoque rapidement de la douleur. Si l'état d'orgasme était permanent, j'imagine plutôt que nous ressentirions une forme, éventuellement atténuée, de douleur, un inconfort à ne plus être dans l'orgasme. De ce fait, l'état d'orgasme deviendrait la norme, comme celui d'une personne en bonne santé, qui ne ressent rien de particulier au fait d'être en bonne santé, et cet état perdrait alors son caractère plaisant ; seule son absence causerait du déplaisir.

C'est discutable, et pourrait être discuté, mais je prends le parti de le croire ainsi, car j'ai du mal à imaginer une solution qui ferait d'un état habituel et permanent autre chose qu'une partie de nous-même ne provoquant donc pas de sensation méritant d'être ressentie au milieu de l'océan de nos sensations vécues instant après instant. J'évoque pour les écarter immédiatement les pathologies, qui pourraient par exemple faire ressentir de la douleur de manière quasi-permanente sans que le cerveau filtre quoi que ce soit. L'existence même de cet état est un argument contradictoire au précédent. Le cerveau ne filtre pas la douleur ressentie, et le recours à une médication chronique devient nécessaire. Ce cas est fréquent, il existe. Je n'ai pas connaissance d'un état de plaisir permanent, de drogue ou d'activité permettant la permanence du plaisir.

J'en viens à penser que le plaisir est vécu dans la transition, ou, à tout le moins, dans un état transitoire. Le plaisir de nager, anticipé, provoque déjà du plaisir pour qui aime nager. Ensuite le plaisir de l'activité elle-même est ressenti. Ensuite le plaisir d'avoir accompli une activité demandant un effort est ressenti. Ensuite le plaisir d'avoir inscrit cette activité dans, par exemple, une activité au long cours d'entretien de son corps, peut également être ressenti. Les plaisirs provoqués par une activité peuvent donc être multiples et cumulatifs. Chacun d'entre eux s'éteint, soit du fait de l'impossibilité de les prolonger, soit parce que leur permanence annihile leur caractère plaisant, soit parce que pour les ressentir, il faut faire l'effort de les convoquer, par exemple en pensant au fait qu'on a bien agi dans notre programme d'entretien corporel.

Le plaisir est donc un état transitoire.

C'est la raison pour laquelle on ne peut ressentir du plaisir de manière continue, sauf à avoir la capacité à transiter d'un plaisir à un autre, de manière permanente. Il paraît difficile d'imaginer qu'une telle situation soit possible. Par exemple, pour un individu normal, il est des moments durant lesquels la douleur ou la peine va être ressentie. Ces moments, sauf perversion de l'individu, ne sont pas des moments de plaisir. Leur existence même démontre que l'état de plaisir ne peut être permanent.

L'essentiellement continu est un ensemble de plage temporelles continues marquées de trous. Ces trous ne peuvent être ni trop nombreux ni trop rapprochés de manière permanente. Ainsi, si toutes les deux secondes j'éprouve de une vive douleur qui disparaît immédiatement après, il est peu probable que durant les deux secondes moins un pouillème qui séparent les deux événements douloureux, j'éprouve une grande satisfaction menant à la sensation de plaisir. Il paraît plus plausible d'éprouver crainte, lassitude, colère, etc. du fait de vivre une situation terrible dans laquelle la douleur nous visite sans cesse.

Un trou trop grand est l'équivalent d'une période sans plaisir, i.e., soit le ressenti opposé tel que peine, douleur, etc. soit l'absence simple de ressenti plaisant, ce qui, sur la durée, est de la famille de la dépression, de l'absence de ressenti, de la pathologie de type aphasie.

Les plaisirs émaillent notre quotidien. Le caractère essentiellement permanent dans le fait qu'en l'absence de stimulus particulier, comme par exemple l'idée d'aller faire de la natation dans quelques heures, la situation puisse être vécue comme plaisante plutôt que comme déplaisante.

Ainsi l'expression de la capacité à pouvoir ressentir du plaisir pourra être exercée afin de s'adonner à la philosophie, à l'écoute, à la sensation du plaisir d'exister. Si on doit réaliser une tâche ingrate, comme par exemple faire la vaisselle ou débarrasser la table, qui sont des actions anodines du quotidien qui ne sont pas, essentiellement, des sources de plaisir, on pourra les inscrire dans une histoire plaisante de remise en ordre, de bonne tenue de la maison, ou autre, potentiellement différente entre chaque individu.

C'est cette capacité distinctive qui différencie un individu vivant dans le bonheur, et finalement chaque heure est bonne à vivre car elle a un intérêt à être dans la continuité du temps vécu, d'un individu ne vivant pas dans le bonheur, qui ne saura pas transformer ces moments en moments de plaisir, et qui vivra alors la plupart du temps dans un état de non plaisir

Publié dans phi

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