D'un mot à l'autre

Publié le par S R

Réduire le sens d’une phrase à l’accumulation du sens de ses mots c’est s’obturer, limiter sa propre capacité de compréhension. J’en prends pour exemple le second degré qui donne le sens du propos au delà même du sens de la phrase comme résultat du traitement de l’agencement de ses mots et du choix parfois hasardeux de règles de grammaire, et ce deuxième sens provient de notre faculté à tenir compte d’éléments extérieurs à la phrase pour lui donner son sens. Le sens de la phrase n’est donc pas contenu dans la phrase seule, et, de ce fait, ne peut être simplement contenue dans les mots qui la constituent.

Sans même parler de jeux de mots, on peut prendre un autre exemple : le sous-entendu. Par exemple, “Ah tu as choisi de porter un pull rouge vif et un pantalon ciré jaune ce matin pour aller travailler, c’est original”. Si la personne à laquelle est adressé le propos se vêt habituellement d’un costume sombre et officie en public dans une activité aux conventions vestimentaires largement partagées et très éloignées de la tenue décrite sans qu’un élément particulier, connu des observateurs, n’explique d’évidence cet écart à la norme, à l’habitude, alors le propos, par exemple tenu par un collègue, pourrait formuler, sinon une réprobation sous forme de moquerie, au moins un étonnement, un appel à explications, dissimulé dans une description exacte.

Ici, l’originalité du port du vêtement est exacte à plusieurs titres que je voudrais commenter :

  1. l’interpellé ne vêt pas habituellement de tels habits, c’est donc une rupture dans ses habitudes, une singularité ;

  2. le contexte de port de la tenue impose qu’elle sorte de l’ordinaire, de la convention, implicite ou pas, à laquelle les observateurs, comme le collègue, ont adhéré ;

  3. couleurs criardes, trop voyantes, n’allant pas de pair : jugement esthétique propre aux couleurs.

2- l’observateur comme le collègue ne souhaitent pas voir quelqu’un transgresser une règle alors qu’ils s’y soumettent. L’insoumission du porteur de jaune et de rouge provoque le rejet parce qu’il rappelle les efforts liés à la soumission, ou l’abandon à la soumission à un tiers non encore ici identifié, devant lequel les armes ont été déposées. L’acceptation de la contrainte impose la perte d’une liberté. Se faire ainsi rappeler la perte de cette capacité de choix chagrine d’autant plus que le soumis n’a pas forcément pensé qu’il se soumettait en respectant une norme vestimentaire. Il a peut-être, tout simplement, ordonné son habitude de telle manière à ne jamais avoir à penser sa soumission. Cette soumission invisible lui est alors révélée, et la penser est inacceptable. Elle nécessiterait de remettre en question l’histoire du soumis pour y découvrir le moment où il s’est soumis. Cette histoire contiendrait peut-être une origine dans l’enfance, durant laquelle les appels à la normalisation sont nombreux, et l’enfant enjoint de s’y soumettre ne peut s’y dérober. Elle contiendrait aussi la suite, que durant tout le processus de vieillissement supposé mener à un état responsable, et durant tout le temps pendant lequel cette responsabilité était acquise, aucun questionnement de la contrainte imposée n’a été entrepris. Et c’est alors soit la bêtise soit la lâcheté, deux failles distinctes dans la responsabilité, qui sont convoquées aux yeux du collègue ou de l’observateur. Les vêtements deviennent alors le support affiché d’une insulte qui leur est précisément adressée. Se montrer différent, c’est montrer à l’autre combien il est pareil aux autres, et alors le blesser en fracturant le sentiment qu’il a d’être le décideur de ses décisions, ce qui révèle qu’en réalité la décision qu’il a prise n’était qu’une coquille contenant la décision d’un autre. On peut très bien comprendre qu’il soit difficile de tolérer passer pour un tel dupe, et, qu’au lieu d’accepter ce fait, et d’y apporter la seule réponse qu’il faille oser à ce moment : choisir à son tour, pour franchir la duperie, l’observateur ou le collègue choisisse le déni qui construit l’image d’une personne responsable inviolable. Or, chaque jour, nous sommes violés.

3- c’est ici le préjugé, le formatage de la sensation qui est convoqué. Comment interpréter qu’on décide que deux couleurs ne vont pas ensemble ? Comment, à l’inverse, oser assembler, puis porter, puis montrer un assemblage qui n’est pas convenable, qui entre en contradiction avec un ensemble de principes esthétiques définissant définitivement le beau et le moche, le grossier et le subtil, le primaire et le complémentaire ? De nouveau, l’observateur ou le collègue sont sommés de faire face à leur acceptation implicite d’une doctrine de la couleur. Cette doctrine qu’ils ont fait leur, est applicable plus largement qu’à la seule fonction vestimentaire. C’est l’œil qui a été pris en otage, et la sensation issue de la perception qui est dès l’origine biaisée. Alors que la norme vestimentaire suppose l’existence d’un contexte – par exemple parce qu’un clown peut, voire doit s’habiller de manière peu orthodoxe, et dans ce cas le voir sans appareillage hors norme n’est pas normal – la norme colorimétrique n’a même pas besoin de contexte pour s’appliquer : elle spolie le sens même de celui qui regarde et lui instille le sentiment de dégoût ou de plaisir qui va ensuite nourrir son jugement déjà contrefait.

1- que penser d’un autre qui se dédouane de la catégorie dans laquelle il a été, sans rien demander, enfermé ? De nouveau, le processus révèle la catégorisation ayant lieu, encore principe, encore habitude. Penser ce dédouanement, c’est penser la catégorisation qui l’a précédée et de laquelle l’observateur ou le collègue est le vecteur. Il doit alors faire face à la limite du procédé dans la mesure où il réduit l’autre à un ensemble d’étiquettes de catégories. Si l’autre y est ainsi réduit, c’est, par réflexivité, que lui aussi est ainsi soumis au procédé de tamisage dont les grains fins finiront perdus dans quelque bac destiné à l’oubli. Or oublier ce bac, ne pas se donner l’opportunité d’observer ces détails, c’est réduire l’autre, l’individu, à son profil. Il n’a pas fallu attendre la société du numérique pour que le profil existât : la société du numérique n’a fait qu’industrialiser le traitement de ces profils en permettant d’en presser le jus pour en déduire des informations, mais pas forcément du sens. Briser une habitude, c’est d’abord s’extraire d’une catégorie dans laquelle on serait réduit, au moins en partie. Une partie de nous est affectée d’une catégorie. Celui-ci cause peu. Celle-là est extravertie. Ceux-ci ne pensent pas, ne réfléchissent pas, n’agissent pas. Celui-ci est dépressif. Celle-ci est une battante. Encore plus habituel : un sourd, un aveugle, un autiste, un schizophrène, tous réduits d’un seul mot à leur handicap ou leur trouble. Ce n’est pas le langage qui confine l’autre dans sa catégorie, c’est l’utilisation qui en est faite. Et cette utilisation est imprégnée des usages. Il ne saurait en être autrement puisque nous apprenons la langue par mimétisme, reproduisant ainsi d’abord la forme du langage, puis nous laissant enfermer par le sens des formulations apprises et imprimées à vie, sans qu’aucun recul ne soit possible lors de cet apprentissage. Il y a donc, dès l’origine, une catégorisation implicite liée aux mots, transformés en agents pénitenciers de la chose décrite, observée, pensée. Ensuite, il y a filtration de la chose et ignorance volontaire d’éléments. Dans le cas de l’observé, cette ignorance rabote ce qu’il est pour en construire une image fictive, simplifiée, schématique qui par principe ignore la complexité, la réalité. L’observé est débité en morceaux dont on ne conserve que les plus nobles, qu’on peut alors noter sur notre échelle aux références peu nombreuses. Le résultat de cette évaluation, tel un train binaire fini, constituera alors l’autre pour l’observateur. La rupture de l’habitude met à mal cette machinerie, en dénonçant d’une part son résultat, erroné ce coup-ci du fait de la transgression, et en l’affichant d’autre part, ce que l’observateur ne pourra accepter que s’il concède d’être lui-même réduit à l’état numérique de l’ordre dans l’échelle de quelque catégorisation sur laquelle ce qu’il est n’a pas son mot à dire. Il est ainsi contraint de faire face non seulement à un procédé réducteur de sa complexité, de sa totalité, mais aussi à l’ablation de ses possibles dans le sac catégoriel fini de son observateur. Il finit donc amputé, en morceaux, desséché de ce qu’il est en réalité. Difficile d’admettre réduire et être ainsi réduit, et plus facile de noter, sans même avoir besoin d’utiliser une étiquette supplémentaire, l’excentricité constatée à la norme précédemment échafaudée, au profil, excentricité dont la singularité devient un élément de validation du modèle plaqué sur l’autre.

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