L'étrange ? Se découvrir.

Publié le par S R

Le déclic.

C'est comme ça qu'un ami l'a appelé quand je lui en ai parlé. Et il y a un effet cliquet : pas de retour arrière possible. C'est monté à bord, ça ne redescendra pas. J'ai peur, mais ce n'est pas de la peur. Je crains de tout perdre, mais je m'aperçois que je n'ai rien à perdre à aller de l'avant, rien de plus qu'en n'allant pas de l'avant, voire moins. Cela m'inquiète, et cette inquiétude, je l'accueille, et je la berce, car elle mérite d'être bercée, afin d'être apaisée. Alors, elle s'apaise et s'efface, me laissant face à moi-même, interdit.

Ce matin, je m'éveille, seul. Je suis seul, dans ce lit. Mais ce n'est pas la solitude que je ressens, c'est l'étrangeté de la rencontre avec un étranger. Un étranger qui ne m'est pas inconnu puisque je le côtoie quotidiennement, sans pourtant en avoir réellement fait la connaissance. Cet étranger, oui, c'est moi-même, et c'est en effet bien étrange que de se retrouver face à soi-même, sans artifice, sans miroir, sans tiers conducteur, facilitateur, transcripteur, décodeur, effaceur et menteur. Je suis hébété. Encore surpris de l'expérience de la veille qui, si on la regarde de loin, n'est pas une expérience particulière. En fait, il n'y aurait rien à dire, rien à raconter d'intéressant en l'absence de commentaires sur le discours intérieur, sur le ressenti qui s'exprime et qui trouve, enfin, après tant d'années de confinement, une écoute, faible mais attentive.

Je me couche dans le lit. La lumière se fait discrète, faiblement projetée par la lampe de bureau posée à même le sol. Sa couleur jaune teinte les pages du livre que je tiens dans les mains. Je ressens pleinement le plaisir de la lecture à venir. J'ai programmé le lecteur de musique pour qu'il joue du Satie. Ça marche. La musique vient des enceintes qui me font face, placées aux deux sommets d'un triangle dont j'occupe le troisième. Je suis mi-couché, mi-assis. Les signes juxtaposés, alignés en nombreuses rangées, n'attendent que ma lecture. Ils sont sereins, sûrs et sages. Je ne me presse pas : j'ai tout mon temps.

Nous rentrons de soirée. C'était bien dans un sens, moins dans un autre. Une soirée, quoi. Non, parfois les soirées peuvent donner du plaisir. Là, d'ailleurs, j'en ai ressenti, mais plus de ce plaisir par procuration. Ce plaisir paternel qu'on ressent en voyant la joie, le plaisir de l'instant, vibrer de concert avec les cris et les rires de nos enfants. Ils sont là, près de moi, ils jouent et ils rient. Espiègles, ils s'abandonnent à leur plaisir infantile tandis que je m'impose de ne pas trop intervenir, en me fixant quelques règles intérieures : ne pas franchir telle ligne que je dessine allant perpendiculairement à la banquette, longeant la table d'à côté, en poursuivant jusqu'à sa voisine, encore entourée de convives anonymes. La hauteur sous plafond, particulièrement impressionnante pour un restaurant, permet aux enfants de s'ébattre tandis que leurs proférations s'égarent en s'élevant, en franchissant les lustres pour se perdre dans un faux-plafond percé de manière régulière de trous dont l'objectif est certainement de les piéger. Le brouhaha-rumeur des hôtes d'une heure ou deux noie le reste. La tension est pourtant là. Le repas ? Pas terrible. Je parle de la bouffe. Trop salée m'a dit ma femme. Je goûte : elle a raison. Mon agneau ? Belle gueule, il fond, c'est bien. Curieusement, il n'a pas trop de goût. Décalage. Les légumes partagent cet effort, et pourtant ils sont de saison : des navets. Ou pas : des courgettes. D'où viennent-elles ces courgettes, coupées en énormes rondelles. Ah, non, ne pas y penser, tenter de prendre ce qu'il y a à prendre. Pas grand chose culinairement, apparemment.

Mais j'ai oublié une étape, dans cette remontée du temps. Une étape insignifiante et pourtant qui explique comment je passe du restaurant au lit.

Je suis dans mon lit, seul. Celui-là, c'est vraiment mon lit. Ce lit confortable qu'on a enfin acheté après tant d'années à dormir dans un 140 un brin étroit. Le luxe du 160 est passé chez nous. J'ai toujours apprécié le confort. Sans y penser, sans l'intellectualiser, j'attache une très grande importance à me sentir bien physiquement, pour ne pas y penser. On a donc changé le lit, et le matelas. Ce vieux matelas que j'avais obtenu pour rien lors du décès de mon grand-père. Il sentait la pisse de vieux, j'avais dû l'asperger d'eau de javel, tout en conservant l'impression de n'avoir jamais pu vraiment en expurger l'odeur, qui s'y était nichée telle une banshee des soirées, mieux valait l'ignorer sinon on pouvait se glacer le sang rien que d'y penser.

Ma femme arrive, après ses ablutions nocturnes, et s'installe à mes côtés, à sa place, dans son lit. Je ne l'ignore pas, mais je ne la regarde pas vraiment non plus : j'ai commencé à lire ce livre. Ah, enfin, un livre que j'ai vraiment envie de lire. Le premier depuis quoi, trois ans ? Quatre peut-être ? Ou bien deux seulement, mais je préfère penser que c'est plus : plus c'est gros, mieux c'est. Je parcours les pages, et ce n'est pas facile. Non pas un gymkhana, mais plutôt une ascension, ou encore une marche lente sur la pente d'une dune sans fin, les pieds qui s'ensablent à chaque pas qui creuse une fosse pour mieux ensevelir l'ignorant arrogant qui ose parcourir l'étendue désertique qui promet le changement, une fois sise dans son dos. Et c'est ainsi peinant, faible, inattentif et vulnérable, que je me fais assaillir furieusement par les vociférations ânonnées par des crétins zappés, au rythme saccadé des doigts de ma moitié.

J'ai du mal à le croire. Je dégringole la pente, et je bouffe du sable en veux-tu en voilà. Lire redevient impossible. Fou, étais-je, de me croire à l'abri dans le sanctuaire de la literie. La révolution liquide et cristalline ondoie sous mes yeux, clignote, éclaire et rote, plan après plan, des effluves de couleurs, en un kaléidoscope à faire pâlir n'importe quel épileptique, même bénin. Mes pupilles encaissent. Après le ragout sans goût envoyé à mes papilles, la redite n'a pas que du bon. Mais c'est sans compter le son, qui n'a rien du cristallin de son voisin d'émission. L'enchaînement de tant de rus d'âneries et de beuglements forme un torrent d'animosité qui m'est adressé, et sur lequel, bien malgré moi, je dois naviguer, juché sur mon radeau de pacotille, dérisoire au regard de la lame de fond qui s'apprête à me saisir à la moindre faute de concentration qui mettrait fin au filtrage que j'opère au prix de ma conscience.

Je suis piétiné. Les coups de boutoir de l'écran télécommandé font mouche. Comment est-ce possible ? Comment celle avec qui je partage vie et couche peut-elle sans coup férir m'assener ces tourments, sur le visage, un sourire. Sans hausser la voix, sans supplier, sans quémander, sans enjoindre, je demande simplement si ce tourment doit se poursuivre. J'y vois une mise à mort de la lecture, une prise de possession des lieux, un acte gratuit et cruel, un retour à la barbarie des tortures moyenâgeuses. J'y vois la perversité conduite à la baguette magique. J'y vois la marque de la revanche, sinon de la vengeance. J'y distingue à peine cet acte si petit qui écrase mon envie. C'est la déception. Je redemande, j'attends encore. Un dernier essai, puis n'y crois plus. C'est alors que je n'en peux plus et que je dois partir, quitter la pièce, absolument, c'est irrépressible, le salut est dehors. Je prends mon livre et m'en vais. La quête durera quelques minutes. Les canapés sont nombreux, là, à m'attendre. Ils s'offrent à moi telles des putains en mal de client, ils n'attendent que mon corps, à vautrer sur le leur, même si l'accouplement se fait dans la douleur, faute de lien initial et de but louable. À la recherche d'un supplément de couverture car la fraîcheur de la nuit se fait sentir hors les draps, je tombe nez à nez avec une couette qui sent le renfermé.

Elle niche dans un placard mural situé dans le bureau du bas. Elle en occupe l'étage supérieur, survolant ainsi la couche de nuages formée par les oreillers en duvet ou en synthétique. Tout ce beau monde observe, une fois la porte ouverte, derrière le grand gaillard et maître des lieux en la seconde, le canapé affaissé des années des canaux parisiens. Et c'est de ce face à face que nait ma conviction qu'ici, je passerai la nuit. Ici, seul, en compagnie d'Erik Satie et de Michel Foucault. Ils seront mes compagnons d'une demi-heure, peut-être, et durant ce moment, je me suis senti bien, comme lors de retrouvailles avec un vieil ami. Alors, tu vois, me dit-il, tu en as du bon à partager avec toi-même. Si ça se trouve, ça vaut même le coup de le partager avec d'autres. C'est peut-être vrai. Et si j'essayais ?

Publié dans psy

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